Face aux crises, l’avènement du chercheur-militant

— Le 5 décembre 2019

Article publié dans The Conversation le 1er décembre 2019

Les scientifiques allemands du groupe ‘Scientists for Future’ Volker Quaschning, Eckart von Hirschhausen, Henning Krause, Martin Visbeck, et Gregor Hagedorn, le 15 mars 2019 lors d’une marche pour le climat à Berlin.
Robert/wikimedia, CC BY-NC

Helen Etchanchu, Montpellier Business School – UGEI
Mobilisation historique de la grève mondiale pour le climat, Fridays for future, Extinction Rebellion, « gilets jaunes », étudiants, mobilisations au Chili contre les inégalités : autant de contextes passionnants pour tous ceux qui étudient les mouvements sociaux, les facteurs permettant une action collective et leur potentiel de changement de la société.
Comme l’a démontré Frederick Buttel, plusieurs sociologues de l’environnement ont suggéré que les mouvements environnementaux et l’activisme pourraient être les piliers les plus fondamentaux de la réforme de l’environnement. Et face à l’urgence climatique, de plus en plus de chercheurs commencent à se mobiliser à leur tour.

Des collectifs militants

L’initiative campus responsables, réponse collective du secteur international de l’enseignement supérieur, porte par exemple en France l’Accord des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU.
Pour faire face à l’urgence climatique, de premiers campus en Europe ont déclaré en 2019 la neutralité carbone. En France, le collectif de chercheurs Labos 1point5 vise à transformer le fonctionnement de la recherche pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris suivant les recommandations du GIEC. Leur texte fondateur également publié dans les pages sciences du journal Le Monde invite ainsi, entre autres, à :

« mesurer le bilan carbone des missions liées aux participations à des conférences ou des réunions de travail, mais aussi les émissions liées au fonctionnement, aux équipements – incluant les calculs numériques – ainsi que les activités d’observation ».

Un mouvement similaire, Scientists for future, a eu un impact important en Allemagne. Ils ont reçu le prix développement durable allemand « Bundespreis Nachhaltigkeit 2019 » pour avoir apporté une légitimité scientifique au mouvement d’élèves Fridays for Future en publiant une lettre ouverte, signée par plus de 26 000 chercheurs, en soutien aux jeunes activistes. Scientists for Future met également en place des outils d’enseignement autour du changement climatique adapté aux élèves et au grand public.
Ils ont ainsi brouillé les frontières entre militantisme universitaire et militantisme éclairé et participent activement à la communication de la science à des audiences non-académiques.

Scientists for Future.

Est-ce souhaitable ?

Pourtant ces mouvements ne vont pas de soi. Traditionnellement, le rôle du scientifique dans la société est celle du penseur détaché fidèle à ce que Max Weber a nommé la neutralité axiologique.
Cette image est plus contestée pour les chercheurs en sciences sociales de part leur participation à la vie en société. Cependant, l’idée de détachement, celle d’un chercheur observateur passif qui se contente de décrire le monde tel qu’il est demeure omniprésente.
Ainsi Weber stipulait que le sociologue ne peut dire que ce qui est, pas ce qui devrait être selon son jugement de valeur (Wertfreiheit). Néanmoins, le chercheur peut émettre des propositions, par exemple comment les acteurs pourraient atteindre des objectifs prédéfinis en lien avec leurs valeurs à partir du moment où il n’impose pas ses valeurs individuelles. Pour Weber le rôle du sociologue est de comprendre et d’expliquer.
Or les ODD de l’ONU, élaborés démocratiquement, œuvrent au bien commun dans le contexte actuel. La science serait donc tout à fait légitime pour émettre des propositions à ce sujet.

Oeuvrer pour le bien commun

Le militantisme académique engage le rôle du scientifique pour faciliter la réalisation de cette vision. En effet, il serait même la responsabilité du chercheur d’œuvrer pour atteindre des objectifs liés au bien commun. Par exemple, selon la féministe Patricia Hill Collins, le militantisme intellectuel demande au chercheur de mettre ses idées au service de la justice sociale et récemment la chercheuse Alessia Contu précise que ceci va au-delà du domaine de la recherche mais demande une application dans tous les domaines du chercheur, incluant l’enseignement, le service professionnel et ses responsabilités administratives.
Ainsi les chercheurs appellent à mettre en cohérence leurs recherches et leurs pratiques, comme le démontrent les nombreuses initiatives de Campus responsables, Labos 1point5 déjà citées, mais aussi OS4future qui vise particulièrement les chercheurs en gestion, et noflyclimatesci ou Flying Less qui interpellent les scientifiques à réduire leurs voyages en avion.

Garantir la crédibilité scientifique

Le plus grand risque du militantisme académique pourrait être la perte de crédibilité scientifique. C’est pourquoi l’activisme intellectuel doit être fondé sur la production de savoir qui suit des méthodes scientifiques rigoureuses. Comme le décrit Louis Pinto dans une synthèse des interventions de Bourdieu :

« Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la “communauté savante”. »

Les scientifiques déjà cités tentent de mieux communiquer leurs savoirs en plus de changer leurs comportements ou habitudes professionnelles. Ainsi leurs militantisme pourrait même accroître leur crédibilité s’ils assurent une cohérence entre leurs recherches et leurs pratiques. Si leur recherche démontre que nous vivons une « urgence climatique », leurs propositions seraient d’autant plus crédible s’ils adaptent leurs propres comportements en fonction.
Ceci dit, la théorie critique de Jürgen Habermas exige qu’un processus politique n’est légitime que s’il est basé sur une délibération démocratique de toutes les parties prenantes.
De même dans la production du savoir, ce n’est qu’en multipliant les perspectives que nous pourrons comprendre la complexité de nos objets d’étude. Ainsi, dans une société à l’ère de la post-vérité, Naomi Oreskes a récemment précisé que ce n’est pas une étude isolée qui reflète le savoir du procès scientifique, mais une multitude de preuves empiriques, collectés par des scientifiques divers et utilisant des méthodes variées qui peut prétendre à un consensus scientifique. En plus du GIEC, le Panel international sur le progrès social, qui a collaboré avec The Conversation, est un bon exemple de ce processus.
Ce collectif transdisciplinaire réunit 250 chercheurs du monde entier en sciences sociaux (économiques, sociologiques, politiques, anthropologues, philosophes, juridiques…) qui ont publié un « Manifeste pour le progrès social » et un rapport scientifique, intitulé « Repenser la société pour le XXIᵉ siècle ».




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Une initiative similaire, The LancetCountdown, a récemment publié un rapport sur les effets de santé liés au changement climatique.
Ces types d’initiatives transnationales, interdisciplinaires méritent notre plus grande confiance. Ils émettent des propositions pour améliorer le bien commun en définissant explicitement leur vision du bien commun. Un militantisme académique serait donc légitime s’il est fondé sur ces initiatives scientifiques et s’il vise à améliorer le bien commun (tel que les ODD de l’ONU). Néanmoins, un militantisme qui promeut des intérêts et opinions privées ne relèverait plus d’un procès de connaissance.
Bien sûr, ceci n’empêche pas les chercheurs à militer pour leurs droits en tant que citoyens, mais ils devraient explicitement communiquer sur les moments où ils militent en tant que citoyens et ceux où ils se positionnent en tant que chercheurs.

The Conversation


Helen Etchanchu, Professeure assistante en entrepreneuriat et stratégie, Montpellier Business School – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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