Du Brésil à Darwin

— Le 21 février 2020


 Nos lecteurs ont la parole


« Mes amis et collègues, l’heure est grave, et je ne vois plus de choix que de vous dévoiler un secret : un jour, j’ai été étrangère. »

Perola Milman témoigne pour TheMetaNews. Aujourd’hui directrice de recherche, elle a eu deux enfants tout en étant précaire ; elle réagit au second volet de notre série d’enquête sur la loi Sauvadet dans un texte à la fois intime et touchant, que voici.



Mes amis et collègues, l’heure est grave, et je ne vois plus de choix que de vous dévoiler un secret: un jour, j’ai été étrangère. Je suis venue d’un pays très lointain, non seulement  dans l’espace, comme aussi dans le temps, puisqu’il s’auto-proclamait “Le Pays du  Futur”. Le peuple, plein d’espoir, et le gouvernement, négociant avec ce même espoir, ont emprunté l’expression au titre du livre de Stefan Zweig, “Brasil, ein Land des Zukunft”, écrit dans le pays en 1941. Appliqué à la politique, le surnom joue avec la double signification du mot “futuro” en portugais, qui prend, selon le contexte, le sens de futur ou d’avenir ainsi que les sens possibles du mot avenir. Ironiquement, dans ce pays, son histoire passée n’a fait que montrer ô combien incertain et inusité le futur et l’avenir peuvent être : des coups d’état et des dictatures sous différentes formes, des suicides de présidents, des meurtres de politiciens et de la population, un fils qui déclare l’indépendance de son père et devient roi… un jour de mon enfance le pays s’est réveillé et a découvert que tout l’argent que chacun avait à la banque, à n’importe quelle banque, excédant un montant symbolique, avait été bloqué par le gouvernement pour une durée de 18 mois et serait corrigé uniquement légèrement au-dessus de l’inflation, qui d’ailleurs était d’environ 28% par mois à l’époque. Je pense que, entre ma naissance et mes 20 ans, j’ai vu défiler six monnaies différentes, et cela sans compter “les disparitions de trois zéros” régulières où, par exemple 10 000 unités devenaient 10 afin de simplifier la vie. Pas facile de prévoir quoique ce soit à cet endroit chaotique, et c’est peut être pour cela que l’on laissait au futur le soin d’en faire un pays.

Mais il y a quand même des avantages dans un tel contexte: on peut se permettre de faire n’importe quoi. Et c’est ainsi que j’ai décidé de faire de la physique, sans avoir la moindre idée de ce que me réservait l’avenir comme physicienne et avec une perspective nulle d’embauche. Car il n’y avait tout simplement pas de concours à cette époque. Mais qu’importe? La fac était, certes, publique, mais pour y arriver on devait passer un concours d’entrée local auquel ne réussissaient que ceux issus, dans la plupart…des lycées privés ! J’ai fait un excellent lycée privé, comme tous ceux et celles appartenant à la classe aisée. Mon réseau était tel que, après des études en physique, j’aurais pu trouver du travail dans n’importe quel milieu, comme quelques amis l’ont fait, allant de la chanson à la politique, grâce à mes relations et à celles de ma famille…

Cependant, ce même réseau et un petit peu d’effort de ma part m’ont plutôt amenée en France, pays auquel nous tous de la classe aisée brésilienne y croyions appartenir à cause du modèle éducationnel et culturel qu’il a su exporter, certains le croient encore, à son insu. Les lumières éclairent très loin. Mon français était déjà plus que passable, encore une conséquence du mérite que j’ai eu d’avoir essayé de compenser le mauvais goût de naître dans un pays “en développement” par une naissance en berceau doré. Au Brésil on naît sociologue, et à environs 7 ans j’ai réalisé la chance d’être née avec la peau blanche en constatant la prédominance de personnes à la peau noire dans les classes les plus pauvres de la société et, en particulier, vivant dans les rues, sous mon nez.

« On peut dire que je ne me débrouillais pas si mal dans la jungle darwinienne. »
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En France, j’ai découvert que j’étais plus étrangère dans ce pays que ce que me faisaient croire mes compagnons d’élite de gauche brésilienne et mes professeurs. Il y avait en effet beaucoup à apprendre et à découvrir (verbe que j’utilise dans un effort de bienveillance cherchant à rendre symétrique le vocabulaire colonial). Deux ans après mon arrivée j’étais déjà tellement “intégrée” que je travaillais au Collège de France et j’essayais d’avoir un bébé d’un Français, un vrai de vrai (le bébé et le Français). On peut dire que je ne me débrouillais pas si mal dans la jungle darwinienne. Surtout pour quelqu’un qui deux années auparavant côtoyait des carcasses de chevaux mangées par des vautours dans le campus, quand ce n’étaient pas des vrais cadavres humains, que j’ai craint rejoindre lorsque j’ai senti le froid glaçant du pistolet des voleurs de voiture contre ma tempe gauche en sortant un jour du travail. Mais comme toutes les bêtes à la recherche de survie, je voulais faire mieux: je voulais avoir un poste. Et je voulais, comme je disais, me reproduire. D’ailleurs, d’après notre PDG, qui emploie la théorie de l’évolution pour traiter de l’emploi scientifique, les deux seraient la même chose : production et reproduction. Les deux sont une preuve d’adaptation. Bien que difficile à venir, le bébé, non seulement un, mais deux (pas des jumeaux) sont venus avant le poste…

Le fait est qu’à cette époque, en 2002, je n’avais aucun des deux. Un matin, au café du coin, selon mes nouvelles habitudes parisiennes, j’ouvre le journal, Le Parisien (où, tel les journaux dans Men in black, on retrouve toute la vérité à condition de savoir la lire) et je vois le nouveau ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Il évoquait l’énorme problème d’insécurité en France, il vantait les effort et le travail admirable de la police, il commençait la construction de son discours qui aboutirait par l’intention de “tout nettoyer au Kärcher”. Son regard, son vocabulaire, sa violence gratuite au nom du combat de la violence même et de la protection du citoyen et puis… la déviation de tout problème et discussion politique à une question sécuritaire a eu sur moi le même effet qu’une brise chaude apportant l’odeur de la pluie d’été, ou du chant des “bem-te-vi” qui se donnaient rendez-vous sur l’arbre devant ma fenêtre les fins de journée à Rio. Je me sentais au Brésil. J’ai tout de suite su, sans rien connaître à la politique française, et j’ai couru annoncer la grande nouvelle prophétique à mon compagnon, qui ne m’a pas cru (pourtant, il était très politisé) : cet homme deviendra président de la République ! Ce qu’il vend n’existe pas en France ! Il importe la politique tiers mondiste à ce pays et à cela, rien, même pas l’idée d’une Education Nationale ou d’une Sécurité Sociale ne peut résister. Sarkozy est un vrai politique brésilien ! Je ne me réjouis pas d’avoir eu raison… car ce même Sarkozy, élu président de la République quelques années plus tard, a entamé la mise en oeuvre du processus d’autonomie des Universités dont nous jouissons des effets aujourd’hui.

Les enfants venus et le temps qui passait ont transformé en urgence la nécessité de trouver un poste. Mais où ? Comment ? Etrangère au système, c’est vrai que j’ai pris un peu de temps à comprendre le fonctionnement du CNRS et des universités, qui sont, comme l’incroyable politesse et le calme des enfants et la réussite scolaire, un de ces secrets que les Français se passent les uns aux autres sans le savoir, car les règles de cette sagesse ne sont écrites nulle part mais leur suivi est exigé partout. Pour cela, ils pensent qu’ils s’agit de comportements “naturels”. Pour reprendre encore une fois le vocabulaire de mon patron, j’étais un peu comme une mutation qui essayait de survivre dans un environnement auquel elle n’était pas vraiment adaptée. Comment s’en sortir ? Les années et les concours passaient sans que je me rende compte de ce qui n’allait pas exactement: “tu as donné l’impression que ta vie tenait à ce poste” m’a-t-on dit. Ouais, c’était pourtant vrai, un enfant à nourrir et l’autre en route, j’étais encore en post-doc, ce n’était pas vraiment la situation idéale… ”On a dû le prendre, car il correspond exactement à ce qu’on attend d’un chercheur”, m’a-t-on dit, me laissant comprendre que j’étais objectivement non méritante tout en laissant ouverte la question des critères qui ont été employés pour arriver à ce verdict (j’imagine que le passage de mon collègue par les grandes écoles ait pu y jouer un rôle…). Et le fait est que, sans porter un jugement sur le collègue, le déroulement de sa carrière n’a fait que confirmer que ce que l’on attend d’un chercheur n’est pas tout à fait de faire ce que l’on attend de lui. “Va manger un steak”, celle-là a été dite quand je cherchais un post-doc enceinte et on voulait que je sorte de la salle pour discuter si on m’accepterait ou pas. Mais bon… j’étais convaincue que c’était moi qui n’avais pas pigé quelque chose. Car finalement j’avais un CV digne d’être prise CR1 très jeune. D’ailleurs, je pense être la championne de classement au CNRS ! Trois fois avant d’avoir été vraiment prise, dont une en CR1, justement. Lula, ex-président du Brésil, n’a été élu qu’au bout de sa quatrième tentative, un peu comme moi au CNRS. On disait de lui: “il est très compétent: il compétit, il compétit, il compétit, mais il ne gagne jamais! (le verbe compétir est un sénégalisme et veut dire prendre part à une compétition, vous pouvez le vérifier. Merci au Sénégal qui me permet de mieux traduire le portugais!). J’étais aussi très compétente selon cette définition; aujourd’hui j’en suis beaucoup moins. Il ne faut pas se voiler la face, il y a, comme il y avait à l’époque, une large marge de progression en ce qui concerne les modalités de recrutement à la fac et au CNRS. Il ne faut pas avoir peur d’en discuter et de le dire, surtout en situation de pénurie de moyens.

L’histoire continue et j’ai un jour repéré un poste pile-poil avec mon profil. Il s’agissait d’un projet naissant de laboratoire et j’avais moi aussi mon premier enfant dans le ventre, une heureuse coïncidence. Mais non, ce n’est pas une bonne idée de mélanger ma vie familiale à ce récit, car en France c’est normal d’être mère et d’être chercheuse, dites donc, ne forcez pas… bon c’est vrai qu’en réalité, c’est un peu plus normal d’être prof au lycée que d’être chercheuse, un peu plus normal encore d’être maîtresse et la surprise des sceptiques qui ont comptabilisé le temps de travail d’un homme et d’une femme à la maison dans une structure familiale hétérosexuelle n’en est plus du tout une. Oui, il n’y a quasiment que des maîtresses à l’école et il n’y a quasiment que des profs aux grandes écoles. C’est en effet étrange…mais on ne va pas continuer avec cette histoire, on sait bien que tout le monde est au courant et que l’on fait tout pour la parité, enfin ! Voilà, dire c’est presque faire. Bref, enfant enfanté, le concours arrive et il se passe mal, comme les précédents. Mais pourquoi ? Je n’étais pas, encore une fois, “au bon endroit et au bon moment”, comme on me disait à l’époque. Il s’agit d’un discours assez mystique pour le pays qui a transformé la raison en trait humain universel… Bon, mais j’étais déjà mère, c’était déjà magique, n’est-ce pas? Et j’étais en France, enfin… De quoi me plaignais-je ? J’étais de toutes façons une mutante.

« Apparemment je n’étais pas la seule dans cette situation. Pas la(e) seul(e) à frôler les 30 ans sans avoir un poste. »
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Certes, j’étais rare avec cette persévérance, avec ces échecs, mon désarroi et la totale incompréhension de la situation. Mais, au fur et à mesure que passait le temps, j’ai commencé à me rendre compte que je n’étais pas si rare que ça. Au début, quand j’ai commencé à essayer, les concours CR2 étaient limités à ceux qui avaient moins de 30 ans. Les femmes ont “gagné” un an par enfant. Après, la limite d’âge est tombée. Apparemment je n’étais pas la seule dans cette situation. Pas la(e) seul(e) à frôler les 30 ans sans avoir un poste, pas si rare. La mutation que je croyais être donnait des signes d’avoir “pris”, de s’être bien adaptée, d’avoir été “sélectionnée” et un de ces signes était ce recul d’âge pour le concours CR2. Oui, de toute évidence il y avait d’autres candidats “compétents”. Mais compétent ne suffit plus car aujourd’hui il faut plutôt être “excellent” (et là je fais appel à la créativité du lecteur pour trouver une blague analogue à celle faite par les brésiliens et les sénégalais avec le mot “compétent” car je n’arrive pas pas à en trouver… peut-être parce que ce n’est plus drôle du tout ?). En réalité ce n’était pas moi qui ai été sélectionnée mais le modèle que je commençait à représenter et qui pousse, aujourd’hui, à l’extinction des CR et des maîtres de conférences. Et ma fille n’a que 13 ans.

Si je suis là, c’est que ces mésaventures ont pris fin, et moi, prise au CNRS. Mon fils chantait: “Maman est fonctionnaire “pubique”!”. C’était trop bon pour être vrai, mais ça avait été trop long pour que je me considère méritante. Ils m’avaient bien dressé, tous ces échecs passés et la résignation qui vient avec. J’ai pris du temps pour récupérer de ces petites humiliations, des concessions et de la privation de liberté intellectuelle auxquelles j’ai dû subir après des longues années d’études. Une situation que l’on veut transformer en norme pour créer des chercheurs obéissants, adaptables, apeurés, et normatifs eux-mêmes. Car une fois dans le corps des chercheurs, j’ai pu contempler également son évolution et la facilité avec laquelle un nouveau regard s’immisçait. D’abord les ANR. Ensuite, les primes. Après, les ERC. J’ai été fortement encouragée à demander une prime dès leur apparition: “ils favorisent les femmes”, m’a-t-on dit. J’ai pris deux ans pour me décider et c’est vrai qu’elle est passée comme une lettre à la Poste. Est-ce que j’étais devenue une “winner” ? Apprenant cela, une collègue me dit: “Au CNRS, ils aiment bien les cas comme les tiens”, en faisant référence, je pense, à ma situation de parent isolé. J’ai réfléchi… oui, après tout, pourquoi pas. Elle a ensuite rajouté qu’elle ne comprenait pas pourquoi je voulais passer DR. Que, peut-être, c’était de la pure vanité. Je reconnais à cette collègue le mérite d’avoir exprimé clairement ce qui traverse la pensée de beaucoup d’autres, dans un milieu où la compétition a pris un caractère personnel plutôt que la forme d’une confrontation intellectuelle saine. Ça aussi, est une trace tiers-mondiste. Je me souviens de Tom Jobim disant: “Réussir, au Brésil, est perçu comme une offense personnelle”. Rien de plus naturel lorsque nous avons affaire à des hommes et des femmes qui improvisent dans la gestion de ressources humaines faisant l’exercice du pouvoir qui leur est accordé par les projets qu’ils détiennent, une déviation totale de leur domaine de compétence et de la finalité théorique des mêmes projets.

Et j’ai réalisé que peu à peu je me sentais de moins en moins étrangère. Ce n’est pas une affaire de papiers, j’ai déjà la nationalité française et je compte sur vous pour le reconnaître, puisque je n’ai plus le choix et je préfère ne pas avoir la double peine d’être obligée de me déclarer française sans être vue comme telle. Non, ce n’est pas le temps passé en France non plus, qui m’a enfin appris à apprendre à mes enfants à dire “Bonjour” et “S’il vous plaît” (presque toujours). Ce qui a changé est que je ne suis plus vue comme une mutation, comme différente. Et ce n’est pas parce que je me suis adaptée à quoique ce soit, ni parce que j’ai réussi à quelque chose. C’est l’environnement qui s’est adapté à moi. Mon histoire est devenue normale, elle n’a plus rien d’extraordinaire. Ces années que j’ai pu appeler difficiles, éprouvantes, sont devenues un projet de loi, et elles deviendront la norme. Tout un vocabulaire se perd et un nouveau se construit. On est en train de me voler mon histoire. Des jeunes ne sauront pas que cela peut être autrement, ils ne sauront plus comment cela pourrait être, ils croiront que tout est “naturel” et qu’il faut faire avec. Des nouveaux récits se créent, où le futur se vide d’avenir et se transforme en résignation. Oui, il est difficile de faire des prévisions, surtout pour l’avenir, nous apprend Karl Kristien Steincke, politicien danois, dans une citation reprise par Niels Bohr. Mais est-ce cela une raison pour renoncer à un effort commun d’accueil et de soutien à l’autre, au différent, face à l’imprévu ? Car voulons-nous que le présent du pays qui autrefois a été celui du futur, présage l’avenir de la France ?

« Ces années que j’ai pu appeler difficiles, éprouvantes, sont devenues un projet de loi, et elles deviendront la norme. »
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NB : Des renommés spécialistes en politique considèrent que la situation actuelle du Brésil témoigne de sa croissante politisation, et l’ascension de l’extrême droite au pouvoir serait comme une réaction aux avancées apportées par le gouvernement Lula. Ce même gouvernement, bien qu’ayant rendu le pays moins inégal sous certains aspects, aurait été fondé sur des compromis, négligeant ainsi l’importance de l’éducation fondamentale et du passé colonial du pays, créant une ambiance d’hostilité généralisée qui a culminé par l’élection de B…. Loin de taire les voix et les pensées de gauche et égalitaires, l’actuel gouvernement serait donc propice à la création d’un nouvel espace ’articulation
des diverses réalités du pays.


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